Le poème de L’Abbé Dardy
Comme on le sait peu, l’abbé Dardy était non seulement un historien et archéologue, mais aussi poète et conteur. A l’image de Jean-François Bladé pour la Lomagne, l’Agenais, l’Armagnac et de bien d’autres pour la Grande Lande et les Pyrénées, il est, à l’évidence, un auteur oublié et méconnu qui a œuvré en tant que collecteur de contes, proverbes, récits, chants populaires, chansons, religieuses, chansons d’amour et de travail, devinettes, petites prières populaires, petits usages locaux de la Lande et même un drame en trois actes intitulé: Les MARTYRS D’AGEN au IVe siècle, que Jules Andrieu déclare d’excellente exécution.
Nous publions ici le poème qu’il dédia «aux Amis de la Grange», en avril 1883, à l’occasion du 25ème anniversaire de l’acquisition du Prieuré (1858). Même si ce texte est long à l’image des écrits de la seconde moitié du XIXe siècle, le lecteur pourra constater les talents de poète de l’abbé Dardy et l’amour viscéral qu’il portait au prieuré de La Grange, réhabilité par ses soins. Les vers de l’abbé Dardy sont sans complaisance au regard de l’histoire, pour le moins agitée du Prieuré et des peintures murales de la chapelle: naissance, destruction, réfection, exactions, abandon, renouveau, dégradations, renaissance. La roue du temps continue de tourner; mais que de signes et d’œuvres laissés par ceux qui y ont vécu ont disparu ou sont détruits à tout jamais.
J.L.Trézéguet
BIBLIOGRAPHIE
– Archives Départementales du Lot-et-Garonne, XV-16.
– Andrieu J. Bibliographie générale de l’Agenais et des parties du Condomois et du Bazadais, 1886, t. I, A-K, Dardy L, p. 210, et t. III (supplément), p. 57. A ce sujet on peut lire l’étude intéressante de: de Gavaudan Andriu, Revue des Amis des Côtes de Buzet, 1985, p. 83, Léopold Dardy: «L’Anthologie populaire de l’Albret» publié par le sector recèrca de la section d’Out-e-Garonna de l’Institut d’estudis occitans, t.I, 1984, 560 pages, I.E.O., t.2, 1985, 480 pages, I.E.O.
– A. D. 47, XVII-158 ou XVII-271.
LE PRIEURE DE LA GRANGE OU LE TOIT D’ADOPTION
Au sein d’une profonde et douce solitude
Ou du monde jamais ne passe le courant,
Il est une oasis d’une aimable quiétude
Quand on renonce à tout comme un pauvre mourant.
Là, jamais nul ennui dans ce lointain du monde !
Là, nul autre passant que l’oiseau voyageur,
Si ce n’est, en hiver, la meute furibonde
Qu’entraînent la fanfare et les cris du chasseur.
Au printemps on y voit aussi les tourterelles,
La huppe, le courlis, le bouvreuil ;
Le rossignol y vient avec les hirondelles
Retrouver les palombes auprès de l’écureuil.
Alors ce lieu désert se remplit d’harmonie :
Nuit et jour le buisson ne cesse de chanter,
Et, quand la voix se tait, il semble qu’un génie
Soupire au rossignol ce qu’il doit répéter.
Mais à cette douceur se mêle aussi l’ivresse
Des parfums dont le sol exhale la senteur ;
Quand la brise en passant d’un souffle vous caresse,
Elle est plus douce encor que la voix du chanteur.
Si l’ange de la nuit met tant de poésie
Sur un sol ignoré que dérobent les bois,
Par le ciel étoilé l’âme est bien plus saisie
Lorsqu’elle admire en Dieu ses ineffables lois.
Quand les planètes d’or, Mars, Jupiter, Saturne,
Vénus dont les païens faisaient autant de
Dieux Baillent sur les forêts le silence nocturne
Est ravi de régner sous le ciel radieux.
Les Gémeaux, Orion, le Cancer, les Hyades,
Par le lion pressé entraînent le Taureau;
Méduse devant eux provoque les Pléïades,
Tandis que les Poissons nagent vers le Verseau.
Quand paraît Sirius, c’est l’heure de l’extase:
Les sources à l’envie lui découvrent leur sein,
Et dans le fond du ciel où la poursuit Pégase
La jalouse Wega semble fuir à dessein.
Si le ciel menaçant roule ses noirs nuages,
Si le tonnerre gronde au plus profond des bois,
La forêt semble alors pressentir les outrages
Et prend contre le ciel ses plus grondantes voix.
C’est l’heure où l’ouragan déchaîné sur les cimes
Les roule furieux comme il faisait les eaux :
Les vieux pins invités se lamentent, victimes,
Et cèdent sous le vent comme d’humbles roseaux.
L’esprit de l’homme en vain s’efforcerait de peindre
Les sublimes échos des grandes voix de Dieu
Redoutables partout, à bénir et à craindre,
Dans les bois, sur les eaux, à l’ombre du saint lieu.
Or, sur le sol béni de cette solitude
Où rayonne l’étoile, où s’égare le vent,
Autrefois des amis réunis pour l’étude
Vivaient sous un abri qui devint un couvent,
Puis un toit élevé des murailles fortes
Remplaça l’humble abri des amis plus nombreux ;
On donne plus de jour et de solides portes
Desservirent l’enclos sur un sol plantureux.
Enfin, dans la chapelle où chaque jour les anges
Adoraient l’humble hostie offerte sur l’autel,
Des fils de saint Norbert chantèrent les louanges
De l’Éternel Amour, notre Pain immortel.
A l’ombre de ce cloître et de cette chapelle
Où les religieux travaillaient en priant,
Des pauvres, les petits que le Sauveur appelle
S’approchèrent un jour du groupe édifiant.
Le sol fut travaillé, les âmes s’éclairèrent,
L’Évangile d’amour pénétra des les cœurs,
Le désert tressaillit, les pauvres espérèrent
Et du mal les élus demeurèrent vainqueurs.
Liberté! Liberté! Tu n’étais pas encore
Un piège par la loi mis aux mains des préfets!
On pouvait dans les bois pour le Dieu qu’on adore
Vivre en communauté sans craindre les décrets.
Dans son obscurité la Grange eut une gloire
Qu’il ne faut pas laisser au tombeau de l’oubli:
Henri IV y venait avant que la victoire
L’eut sacré le Bon Roi, mais trop loin établi.
Quelque démon jaloux de cette paix des âmes
Un jour contre La Grange attira les routiers :
Et son toit s’abîmait à peine dans les flammes
Que l’herbe de l’oubli couvrait ses doux sentiers.
Toujours Dieu permettra pour les siens que l’épreuve,
En les rendant plus forts, les rende aussi plus purs;
Car la vie éprouvée est comme l’eau d’un fleuve
Contrainte dans son lit par la digue des murs.
Mais comme l’hirondelle après un incendie
Revient au toit brûlé se confier encor
Ou comme l’alcyon, malgré leur perfidie
Toujours vers les écueils reprit son essor.
Tels les religieux, dispersés par l’orage,
Revinrent confiants après qu’il fut passé,
Relevèrent les murs, réparèrent l’outrage,
Riches du seul mérite en ces lieux amassé.
Quelques siècles après les mêmes jours sinistres
Aux vils hommes de proie, ennemis des couvents,
Livraient pour l’échafaud l’Église et ses ministres :
Que de fois on nous fit ces récits émouvants.
Les jours d’apaisement à se lever tardèrent;
Des châtiments affreux contre tous ces forfaits
Sur la France depuis si longtemps débordèrent
Qu’on eut dit de l’Enfer les implacables traits.
Le lendemain du jour qui vit cette ruine
L’enclos du prieuré se vendait à l’encan ;
Pour ses religieux s’armait la guillotine
Quand ses murs calcinés rappelaient un volcan.
Et plus on ne revit les hommes de prière !
Le martyre et l’exil les portèrent à Dieu…
Et dans le prieuré depuis, aux meurtrières,
Le hibou gémissait sur les malheurs du lieu.
Cette ruine en était à son treizième lustre
Quand j’eus de la trouver l’inespéré bonheur ;
Mais seule la chapelle intéressait, illustre
Comme un héros vaincu, fier de sauver l’honneur.
Elle n’avait pourtant qu’une chape de lierre
Dont les rameaux touffus, sur sa voûte pressés,
Avec les eaux du ciel faisaient de chaque pierre
Une source de fleurs sur les dalles versées.
De la voûte la pluie arrivait sur les fresques
Dont la figure en deuil me semblait murmurer :
« Ne verrons-nous jamais briller nos arabesques
L’abandon du saint lieu doit-il toujours durer ?»
« Relève cet autel, éclaire ces fenêtres,
« A cette voûte en pleurs donne un pieux abri!
Prêtre, rends la chapelle où dorment tant de prêtres !
Au Dieu qui pour l’avoir nous fait pousser ce cri !»
Profondément ému par ces larmes des choses,
Je reposai mes yeux sur un beau ciel d’été
Où passaient lentement de doux nuages roses
Qui me parlaient de Dieu sur cette impiété.
Car Dieu partout a mis pour l’homme l’espérance!
S’il permet que la vie ait avec tant de fiel
La trahison, l’erreur, le mal et l’ignorance,
C’est pour nous obliger à regarder le ciel.
Je rêvai longuement sous les voûtes funèbres,
J’évoquai les esprits des morts humiliés :
Car les âmes, dit-on, viennent dans les ténèbres
Errer sur les tombeaux de leurs corps oubliés.
Il me semble donc voir des Prémontrés les âmes
S’intéresser encor à ces sillons obscurs:
Elles disaient: «Quand à tant de jours infâmes
Succéderont des jours pacifiques et purs?».
Et des pleurs de la voûte abondamment coulèrent
Quand j’entendis des morts un long gémissement;
Mon cœur battit rapide et mes genoux tremblèrent
Jusqu’à me prosterner de ce saisissement.
Et quelques temps après je rachetai La Grange
Je lui portai mes jours, mes rêves, mes espoirs,
Mon vœu de la garder et d’être son bon ange…
Et tout mon cœur est là comme tout mon devoir !.
Jésus ne quitte plus l’ineffable chapelle;
Le même toit abrite et l’autel et mon nid;
Et loin d’avoir mis là trop de luxe,
Mon zèle est moindre que l’outrage envers ce lieu béni.
Le sol a retrouvé sa primitive sève.
Que de fleurs! Que de ciel et de liberté!
Au printemps de ces bois quel cantique s’élève?
Quels parfums! Quelles voix! Quelle félicité!
Quand l’ombre des forêts s’endort sur les prairies,
Quand les troupeaux repus, en savourant le soir,
Ruminent assoupis de douces rêveries,
Semblent embaumer l’air d’un parfum d’encensoir.
De ses créneaux altiers la couronne de pierre
De la Grange n’a pas encor paré le front;
Mais son fidèle ami, le charitable lierre
Le couvre de ramures qu’aucun ciseau ne tond.
Et dans le prieuré plus de traces pénibles !
La chapelle et les murs reliques du grand art
Chantent le Dieu d’amour et le gardent paisibles,
Car le passé leur dit ce qui sera plus tard.
Comme en ses heureux jours, la Grange peut encore
Bénir Dieu de compter parmi ses vrais bonheurs
Des amis dont le cœur depuis longtemps l’honore,
Et réjouit souvent son désert et ses fleurs.
Car l’amitié pour l’homme est une poésie
Qui verse dans son âme un des baumes du ciel ;
Elle est plus que le sang… peut être l’ambroisie
Que les païens disaient un breuvage immortel.
Être oubliés, petits, sur la terre, qu’importe ?
Quand le toit de La Grange, avec de vrais amis
Près de Dieu nous abrite, est-ce qu’alors sa porte
N’est pas un peu, pour nous, celle du paradis ?.